Peut-on ne pas payer un artiste qui est d’accord ?

Est-ce qu'un label associatif a le droit de ne pas rémunérer un musicien qui serait d'accord de travailler gratuitement ?
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Bienvenue à toi
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Je suis Jennifer ESKIDJIAN
Juriste ~ Formatrice en Droit de la Musique
Fondatrice du site à ContreTemps

Je reçois souvent des questions intéressantes par mail.

Alors, je me suis dit que ça pourrait être utile que les réponses soient partagées.

Voici donc une série d’articles dans un format “Questions/Réponses“.

N’hésitez pas à me dire dans les commentaires si ça vous plait ou pas.

Ou de cliquer sur le 💛 à la fin de l’article.

 

Retrouve les autres articles de la série ici : De Vive Voix, je réponds à vos Questions

 

 

Tu peux écouter l’article en version audio :

01:00 – Est-ce légal de ne pas payer ?
02:30 – Accepter de travailler gratuitement ?
05:52 – Encadrement strict du bénévolat
07:45 – Changer de Question
10:20 – Explications : Payer en points Sacem ?
13:46 – Pas de contrat : Pas d’exploitation

 

 

Cette semaine, c’est Isabella qui me pose une question qui revient très souvent :

On est un label (on est sous forme d’association) et on veut enregistrer un album.
On veut prendre une chanteuse bénévole pour enregistrer des titres dans lesquels elle sera interprète :
Peut-on ne pas la payer mais lui concéder des points SACEM  ? Vis-à-vis de la loi peut-on ne pas la payer si elle est d’accord avec ça sans contrat ?

 

Je peux pas vous expliquer comment cette question me met les nerfs à vif.

 

un gif

(Oh mon Dieu que ce Gif me fait du bien…)

 

Alors, pas d’inquiétude, ce coup de gueule n’est absolument pas dirigé contre Isabella et son projet ! Mais je profite de sa question pour faire le point sur un sujet important.

 

Est-ce légal de ne pas payer ?

Je comprends la situation économique des petits labels, des projets émergents, des entrepreneurs qui débutent.

Bien sûr.

Je suis à leur contact depuis des années.

OK.

D’ACCORD.

 

MAIS.

À la question : Est-ce légal de ne pas payer ?

Je réponds :

OUI. Au 18e siècle dans les colonies et les champs de coton, c’était légal. Effectivement.

Au 21e siècle en France : NON, ça ne l’est plus.

 

POINT · BARRE

 

Au 23e siècle sur Terre : On n’en sait rien, peut-être que l’argent n’existera même plus.

Mais si on vit dans le même espace-temps, toi et moi, ici, aujourd’hui, alors cette question ne devrait plus exister.

 

Donc,

ARRÊTONS de nous poser cette question.

STOP.

 

Aussi hallucinant et incroyable que cela puisse paraître :

Un artiste qui investit de son temps et se déplace pour enregistrer, jouer, répéter, bref pour travailler (et participer à la réussite – financière – du projet) a le droit de percevoir une rémunération pour cette prestation.

Indépendamment des “points-miettes” qu’on pourrait lui accorder.

 

Oui, tu as bien lu.

La LOI FRANÇAISE (celle-là même qu’on critique beaucoup) REND OBLIGATOIRE de rémunérer la session de travail des artistes-interprètes.

Comme souvent, la loi n’est pas compliquée.

Ce sont toutes nos manœuvres pour contourner ces règles qui nous compliquent la vie parfois.

 

Accepter de travailler gratuitement ?

Je le répète.

Je connais et je comprends TOUTES les raisons qu’on va m’énumérer et qui vont justifier qu’on ne paye pas l’artiste :

  • Il est d’accord (Mais est-ce qu’il a vraiment le choix ? Tu lui as proposé une rémunération convenable mais il insiste pour ne pas être payé c’est ça ? …  Je suggère de continuer à explorer notre vision du “consentement” qui est pas mal remise en question en ce moment)
  • C’est mon pote (Donc… ? Je le paye mieux, non ??)
  • C’est de l’Art (Très bon argument pour maintenir les artistes pauvres et esclaves du système. Surtout ne pas faire de vagues)
  • C’est la société de consommation capitaliste pourrie (Oui, ok, je suis d’accord. Mais là t’es pas sur le bon site du coup)
  • etc.

 

En France, le PRINCIPE est que personne ne peut aller travailler gratuitement pour une entreprise. Quelle que soit la taille de l’entreprise ou son activité.

Même si la personne est d’accord de travailler gratuitement, c’est interdit.

L’accord de la personne concernée n’est pas forcément ce qui est en jeu.(*)

Ce qui est en jeu, c’est que :

L’entreprise ne peut pas SE DÉFAIRE DE SES RESPONSABILITÉS d’employeur, et surtout : de ses obligations sociales et fiscales.

Parce que c’est surtout ça le CŒUR du sujet.

 

En plus, il n’est pas très difficile d’imaginer les abus qu’engendreraient les arguments du style “mais il était d’accord de travailler gratuitement…”.

C’est pour ça qu’en France, le Droit du travail est extrêmement protecteur des salariés.

Et quand il est en studio ou sur scène, un artiste-interprète EST présumé salarié.

On peut polémiquer, s’indigner, philosopher ou simplement questionner et réfléchir aux limites de cette extrême protection.

Mais là, juste maintenant, ce n’est pas le but de cet article, ni de la question qu’on m’a posée.

 

(*) NB sur la question du consentement : Dans une décision de justice très célèbre, les juges ont condamné un forain qui proposait comme animation un “lancer de nain” (oui, un lancer de nain…). La Justice interdit l’activité alors même que la personne de petite taille était d’accord et soutenait même son patron qui lui avait offert du travail. Pour la Justice, il ne s’agissait pas de défendre le consentement d’une personne, mais de faire respecter un principe qu’elle estime supérieur : la dignité humaine.

Oh purée ! : Dans mes souvenirs, c’était une décision des années 1800 ou 1900, bref du siècle dernier. Or, je viens de me rendre compte que la décision date de… 1995 ! OMG.

 

L’encadrement très strict du travail bénévole

Alors je connais l’argument des labels associatifs. Ils vont me dire :

MAIS on est une association ! Comment ça on doit payer les musiciens ??

(Combien de fois j’ai entendu cette question…)

Même une association à but non lucratif (association loi 1901) est soumise au respect du Droit du travail.

C’est la règle.

Toutefois.

C’est vrai que légalement une association à but non lucratif PEUT avoir recours à des bénévoles. Mais ça c’est l’exception.

Et il y a des conditions strictes à respecter.

Par exemple, l’intégralité de l’argent récolté doit rester dans l’association et financer les frais engagés pour l’évènement ou mettre en place le projet. Les artistes bénévoles doivent être amateurs (la musique ne doit pas être leur activité principale et professionnelle) et ils ne doivent toucher aucune rémunération (juste le remboursement de leurs frais).

En somme, l’association doit être une VRAIE association à but NON lucratif qui réalise un VRAI projet à but NON lucratif : concert caritatif, projet d’intérêt général, album pour venir en aide à telle ou telle cause, chorale amateure, etc.

Et qu’on s’entende bien : “à but non lucratif” n’a jamais voulu dire “qui ne génère pas d’argent”. Ça veut dire que l’argent généré a vocation à RESTER dans l’association et non à être redistribué entre les membres de l’asso.

Donc, est-ce que l’album que le groupe d’Isabella veut enregistrer est un projet d’intérêt public qui justifie l’emploi d’artistes bénévoles ?

À eux de voir. Je les laisse s’expliquer avec l’administration, mais selon moi : c’est non.

Changer de question

Comprends-moi bien :

Ce que je propose de cesser, ce ne sont PAS ces pratiques.

Ça, c’est un autre sujet. Est-ce qu’on doit monter une asso ? Est-ce qu’on déclare ou pas les musiciens ?

Chacun fait comme il veut. Comme il peut. Et selon ses priorités et ses contraintes.

En vrai, je m’en fous, c’est pas mon sujet.

La contorsion qu’exige parfois l’adaptation au système économique est douloureuse pour certaines structures.

J’en ai profondément conscience. Et j’en fais l’expérience moi-même.

 

Ce que je propose de cesser, c’est de nous demander si NE PAS PAYER EST LÉGAL !!

C’est tout.

 

Aujourd’hui, un restaurateur NE DEMANDE PAS si c’est légal de payer au black un srilankais sans papiers pour 6€/h pour faire la plonge 58h par semaine. Il SAIT que ça n’est pas légal. Il sait que c’est pas idéal, que ça pourrait être mieux mais bon.

Il agit selon ses moyens, ses priorités, ses valeurs. Mais il ne questionne plus le droit à être rémunéré.

Donc je me dis :

Est-ce qu’on peut, une fois pour toutes, partir du principe que rémunérer un artiste pour ses prestations est NORMAL, LÉGAL, LOGIQUE et même COOL ?

Même pour un label associatif ?

 

Une fois que cette question n’est plus une question, on peut ENFIN passer à la suivante :

Comment je fais pour…

Et là, ça commence à être intéressant.

Comment je fais pour payer mes musiciens ? Parce que j’y tiens, que c’est important de les rémunérer pour leur travail, leur implication. Parce qu’en les payant je peux leur permettre de vivre de leur passion et peut-être d’arrêter ce job alimentaire chez XYZ.

Comment je fais pour organiser ma trésorerie et planifier les rentrées d’argent à venir et pouvoir assurer le paiement du salaire des musiciens ?

Comment je fais pour réunir l’argent nécessaire au paiement des salaires pour que mes musiciens soient payés le plus tôt possible ?

Comment je fais pour faire connaître mon projet, développer des collaborations et générer des revenus ? comme ça je vais pouvoir payer – rétroactivement pourquoi pas – la rémunération des musiciens.

 

Là, on n’est plus sur le même registre.

Que la réponse soit “merde je peux pas” n’est PAS le problème. Ça arrive. Et c’est OK.

Pour moi, le nœud se situe dans la question.

Parce que la formulation de nos questions conditionne les réponses que l’on va trouver.

Se demander “est-ce que je peux ne pas” ou se demander “comment je peux faire pour“… ne vont pas engendrer les mêmes réponses…

 

 

Bon, j’ai fini mon boudin.

Maintenant je t’explique pourquoi on se méprend sur cette histoire de “payer en points SACEM”.

Enregistrer et Diffuser sont 2 choses différentes

Une règle.

Très simple.

Rémunérer la prestation/la session d’enregistrement ET rémunérer la diffusion sont 2 choses différentes.

Juridiquement, l’un ne compense pas l’autre.

L’artiste DOIT être payé pour sa prestation d’enregistrement.

Il est généralement payé en salaire, sous forme de cachets (c’est la voie légale, usuelle). Dans certains cas, s’il a sa propre entreprise, il peut être payé sur facture.

Mais, que ce soit une session en studio ou un concert, un cachet ou une facture, c’est pareil : c’est le paiement de son temps de travail.

L’artiste DOIT être payé sur la diffusion de l’enregistrement.

EN PLUS de sa prestation, l’artiste est payé sur les ventes et l’exploitation de l’enregistrement.

J’ai bien dit EN PLUS, pas à la place.

Ça peut être un pourcentage ou un forfait, mais l’idée est qu’il est payé proportionnellement à la diffusion de ses enregistrements.

Donc il reçoit une rémunération complémentaire qui est proportionnelle au succès de l’enregistrement.

Ce n’est PAS une faveur du label, c’est la loi qui l’impose.

Ce sont les fameux DROITS VOISINS (dont je parle dans cet article sur les droits des artistes-interprètes et plus en détail dans le cours en ligne Accord Parfait).

Pour toucher cet argent, l’artiste-interprète sera généralement membre de l’ADAMI et/ou de la SPEDIDAM et touchera ses revenus complémentaires via le circuit de la gestion collective.

 

Si l’artiste-interprète est également auteur des paroles et/ou compositeur de la musique, alors il bénéficiera de DROITS D’AUTEUR et touchera AUSSI de l’argent via la SACEM en sa qualité d’auteur-compositeur.

Là encore, ce n’est pas une faveur. La loi rend obligatoire la rémunération proportionnelle des auteurs-compositeurs. Ils doivent être payés en % sur les diffusions de l’œuvre qu’ils ont écrites ou composées.

 

Donc, la rémunération de la partie “écriture/composition” via la SACEM NE PEUT PAS COMPENSER, NE PEUT PAS RÉMUNÉRER la partie “interprétation/enregistrement”. Ça n’a RIEN à voir. Juridiquement.

 

 

Et puis franchement, quand j’entends certains micro-labels dire “on va le payer en points SACEM“… je me demande :

Mais combien croient-ils que l’artiste va toucher de droits d’auteur ou droits voisins ?? 

Est-ce qu’ils ont conscience des niveaux de revenus issus du streaming par exemple ?

De 2 choses l’une :

Soit ils sont hyper confiants quant au succès de l’album : parfait, dans ce cas, payez les musiciens normalement.

Soit ils sont réalistes et savent qu’ils toucheront des miettes : dans ce cas, payez les musiciens normalement.

Ah bah c’est pareil 🙂

Donc RIEN ne justifie qu’on ne paye pas les musiciens normalement.

 

Pour finir :

Pas de contrat, pas d’autorisation d’exploitation

Je ne peux pas être plus claire que ça.

Rémunérer l’artiste et lui faire signer un contrat d’engagement – qui peut prendre notamment la forme d’une feuille de présence SPEDIDAM garantit au label que l’artiste lui donne bien l’autorisation d’exploiter, de diffuser son travail.

Là encore, ce n’est pas une fantaisie. C’est une obligation de la loi.

Obligation qui s’explique par le même principe que tout à l’heure :

ENREGISTRER et DIFFUSER = 2 DROITS DIFFÉRENTS.

Conséquence ?

 

Donc pour pouvoir diffuser l’enregistrement, il faut que les musiciens aient donné leur accord POUR ENREGISTRER ET POUR DIFFUSER.

Pour préserver les intérêts des artistes et des producteurs, la loi impose que cet accord soit donné par écrit. Donc un contrat est OBLIGATOIRE.

 

En vrai, je le répète : chacun fait ce qu’il veut et ce qu’il peut, selon ses priorités et ses contraintes.

Je ne cherche pas à faire changer les pratiques. Ce n’est pas le but de mes propos ni de mon travail.

Ce que j’invite à faire c’est simplement à prendre conscience du cadre juridique dans lequel nous faisons ou pas les choses.

 

 

Bon, allez je m’arrête là.

Si tout ce dont j’ai parlé dans cet article a éveillé en toi une grande curiosité ou un élan passionné envers le droit de la musique, alors il est probable que le cours en ligne Accord Parfait soit vraiment fait pour toi !

On revoit dans l’ordre et en détail toutes les notions que j’évoque dans cet article : droits d’auteur, droits voisins, gestion collective, autorisations, flux d’argent…

Au plaisir de t’y accueillir.

 

 

Pour aller plus loin :

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J’ai rédigé un Guide de Négociation spécialement pour toi : 10 QUESTIONS à (se) poser AVANT de signer un contrat

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Article rédigé par Jennifer ESKIDJIAN
Article rédigé par Jennifer ESKIDJIAN

Juriste ~ Formatrice en Droit de la Musique
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Les commentaires

12 réponses

  1. Bonjour, bravo pour cet article très intéressant comme toujours. Quelle autre forme peut prendre ce contrat d’autorisation de diffusion? Une simple lettre datée et signée suffit-elle? Merci!

    1. Bonjour Emma,
      Merci pour ton message.
      Une lettre datée et signée, c’est toujours mieux que rien. Ça démontre au moins la bonne foi du producteur de l’enregistrement.
      Et puis une “lettre datée et signée”… c’est un contrat ! 🙂

      La seule difficulté c’est que la loi impose certaines conditions pour que la cession des droits (l’autorisation) soit valable.
      Voir l’article L.131-3 du Code de la propriété intellectuelle

      La transmission des droits de l’auteur est subordonnée à la condition que chacun des droits cédés fasse l’objet d’une mention distincte dans l’acte de cession et que le domaine d’exploitation des droits cédés soit délimité quant à son étendue et à sa destination, quant au lieu et quant à la durée.

      Pour faire simple, il faut reprendre cette distinction entre enregistrer & diffuser dont je parle.
      Il faut que l’artiste autorise formellement :
      – l’enregistrement de sa prestation => et là, tu dois préciser sur quel support : numérique (pour une distribution digitale uniquement ?) et/ou physique (est-ce qu’il autorise pressage cd, vinyles…?), etc.
      – la diffusion de cet enregistrement => pareil il faut préciser la “destination” = est-ce que c’est pour vendre (si oui, comment : magasins ? en ligne ? synchro ? etc.) ou uniquement pour faire de la promo (donc pas d’utilisation commerciale), etc.

      Et la durée dont la parle la loi c’est la durée légale des droits patrimoniaux. Je te renvoie vers cet article pour plus d’info : Les “Droits Patrimoniaux” dans la Musique : Qu’est-que c’est ?

      Donc dans ce courrier que vous rédigez vous-mêmes, pensez à décrire au maximum comment vous imaginer le développement du projet.

      Je viens de rédiger un article où je fais un zoom sur comment régulariser la situation si on n’a pas signé de contrat. Vraiment, faire signer un feuille de présence Spedidam me semble être la solution la plus simple, la plus sûre, et la plus avantageuse pour tout le monde.
      Peut-on diffuser un morceau si aucun musicien n’a signé de contrats ?

  2. Bonjour Jennifer,

    (je reposte car il semblerait que mon précédent message n’ait pas conservé la mise en forme, ce qui nuisait à la lisibilité)

    Affirmer qu’il est légitime de payer un artiste est bien évidemment une chose défendable, mais la loi ne dit absolument pas ce que vous cherchez à lui faire dire. L’erreur d’interprétation que vous faites met du coup à mal toute votre argumentation à mon sens.

    Je rappelle donc les articles du Code du Travail dont il est question:

    Article L7121-3: “Tout contrat par lequel une personne s’assure, moyennant rémunération, le concours d’un artiste du spectacle en vue de sa production, est présumé être un contrat de travail dès lors que cet artiste n’exerce pas l’activité qui fait l’objet de ce contrat dans des conditions impliquant son inscription au registre du commerce et des sociétés.”
    Article L7121-4: “La présomption de l’existence d’un contrat de travail subsiste quels que soient le mode et le montant de la rémunération, ainsi que la qualification donnée au contrat par les parties. Cette présomption subsiste même s’il est prouvé que l’artiste conserve la liberté d’expression de son art, qu’il est propriétaire de tout ou partie du matériel utilisé ou qu’il emploie lui-même une ou plusieurs personnes pour le seconder, dès lors qu’il participe personnellement au spectacle.”

    La “présomption de salariat” n’impose ici nullement l’existence d’une rémunération (l’article L7121-4 est équivoque, mais l’article L7121-3 ne l’étant pas, l’interprétation de l’article L7121-4 ne peut se faire à mon sens qu’à la lumière de l’article précédent qui institue le cadre général). La “présomption de salariat” signifie simplement que s’il existe un contrat avec rémunération, l’artiste de spectacle est présumé être lié par un contrat de travail – par opposition à un contrat d’entreprise. La loi ne fait pas peser sur celui qui a recours à l’artiste du spectacle une obligation de le rémunérer mais fait de la rémunération un CRITÈRE légal pour que la présomption de salariat s’applique.

    Cela signifie donc a contrario que si le contrat ne prévoit pas de rémunération, la présomption de salariat… eh ben… elle ne s’applique pas!!!

    Il est toujours tentant pour le grand public de voir dans la “présomption de salariat” une obligation pécuniaire qui pèse sur le producteur, parce qu’aux yeux d’un néophyte, être salarié, c’est avant tout une question de rémunération. Mais c’est oublier que le statut de salarié est d’abord un statut juridique dont la particularité essentielle est l’existence d’un lien de subordination entre l’employeur et le salarié, contrairement au contrat d’entreprise. La présomption de salariat prévue par le code du travail ne traite que de cet aspect.

    L’affirmation selon laquelle il faut payer un artiste du spectacle n’a donc malheureusement aucune base légale. Au regard du droit positif actuel, cela ne demeure qu’une injonction morale. Et je pense qu’il serait plus productif pour notre industrie de militer pour que le droit positif change plutôt que de lui faire dire ce qu’il ne dit pas en laissant entendre que le droit positif répond déjà à la question.

    Je précise si besoin est afin de dissiper toute ambiguïté que le problème est le même pour les compositeurs (pour lesquels la présomption de salariat ne peut s’appliquer par nature puisqu’ils sont auteurs, pas artistes du spectacle), le Code de la Propriété Intellectuelle n’imposant pas qu’une cession de droit soit faite à titre onéreux.

    NB: La décision Commune de Morsang sur Orge de 1995, qui n’a pas eu beaucoup de postérité au demeurant, ne semble pas très pertinente dans cette discussion. La décision prise par le conseil d’Etat repose sur le fait que le spectacle attaqué conduisait “à utiliser comme un projectile une personne affectée d’un handicap physique et présentée comme telle”. Compte tenu des circonstances ayant conduit à cet arrêt (un arrêté d’interdiction pour ordre public), je doute que la Cour de Cassation tranche de la même façon un litige opposant un artiste du spectacle et un producteur qui ont simplement conclu un contrat sans rémunération. Les deux situations ne sont absolument pas comparables. Dans le premier cas, il s’agit d’une atteinte à l’ordre public relevant de l’ordre administratif, et dans le deuxième cas, d’un litige privé relevant de l’ordre judiciaire.

    1. Bonjour Damien,

      Waouw merci beaucoup pour ces précisions et ce partage !

      Ton interprétation, et les nuances et subtilités que tu décris, sont très intéressantes.

      Tu as bien compris aussi que mon propos n’est pas tant d’expliquer les fondements juridiques que de partager un regard, disons plutôt philosophique, sur le travail & la rémunération des artistes.

      Mais effectivement, il se pourrait que le fait que je fonde l’obligation de rémunération sur le principe de la présomption de salariat est discutable.
      C’est vrai qu’une interprétation rigoureuse du texte ne permet pas d’affirmer qu’il faut payer un artiste.

      C’est pour ça que je vais chercher aussi du côté de l’encadrement du travail bénévole.
      Est-ce que cela te semble pertinent ?
      (C’est souvent un argument invoqué dans la musique).

      Est-ce que la nature de la structure qui emploie l’artiste a une incidence sur l’obligation de rémunérer ?
      => Si c’est une personne physique qui organise une soirée entre amis, elle peut dire à un artiste de venir jouer gratuitement, c’est ok (et ce n’est d’ailleurs pas de ces situations dont je parle)
      Mais si c’est une entreprise alors dans ce cas, il y a un cadre à respecter pour se prémunir contre le travail dissimulé, etc.

      De la même manière qu’un restaurant ne peut pas avoir de personnel “bénévole” (sauf si c’est un resto associatif/etc., ou que c’est un membre de la famille qui vient aider occasionnellement – et même là je crois que ça fait grincer des dents l’administration, mais ça passe peut-être).
      Tu vois ce que je veux dire ?
      Il n’y aurait pas donc de base légale pour imposer la rémunération du travail des artistes ?

      (D’ailleurs, si d’autres juristes sont inspirés, n’hésitez pas à participer et partager votre analyse!)

      Je serais ravie de te lire,

      Merci pour ton partage.

      PS : La décision Morsang sur Orge à propos du “lancer de nain” est peut-être mal choisie mais c’était juste pour dire que l’argument “il était d’accord pour ne pas être payé” n’est pas toujours légitime. Il y a d’autres principes qui peuvent reconnus comme “supérieurs” dans certaines situations.

  3. Très instructif cet article! Des explications simples et efficaces dans un langage accessible ( ce qui me semble hyper important pour que tout le monde comprenne).
    Merci Jennifer, pour le temps que tu consacres à nous éclairer sur les sujets liés au droit des artistes et autres acteurs de la musique. 😊🙏

    1. Merci Florent 🙏🏻
      Je suis heureuse de pouvoir le faire.
      Et encore plus heureuse si tu me dis que ça t’a paru simple et efficace !

  4. C’est très intéressant cet article. Avec mon épouse nous jouons (jouions plutôt car depuis la plaisanterie Covid les choses sont différentes) de temps en temps pour diverses occasions. Nous sommes amateurs, c’est à dire que l’on ne joue pas mal (puisque qu’on nous demande) mais certainement pas aussi bien que des professionnels qui pratiquent tous les jours plusieurs heures. Pour nous faire payer nous avons un numéro “guso” qui nous permet d’être payé par la voie légale.
    Nous n’avons jamais accepté de jouer gratuitement, car cela nous semblerait immoral (et au vu de votre article illégal).
    Un problème toujours délicat, qui est un peu en marge de ce dont vous parlez mais qui nous a toujours préoccupés, est le montant de rémunération demandé.
    Nous ne pouvons décemment pas demander un “cachet” comme ceux de super pros, mais nous ne voulons pas non plus jouer au “rabais”, car ce serait une forme de concurrence déloyale par rapport à des intermittents du spectacle dont c’est le seul revenu.
    Parfois des musiciens professionnels nous repassaient des plans, des structures ou personnes qui n’avaient pas le budget pour les payer eux, mais qui pouvaient nous payer nous, moins cher parce que nous ne sommes pas aussi bons.
    Dans ces cas c’était confortable, on avait l’impression de ne voler personne.
    Mais dans les autres cas demander trop peu, c’est mauvais pour des pros qui dans l’avenir voudraient jouer, le différentiel semblant énorme au “client”, et demander trop c’est se griller à terme.
    Existe-t-il une pratique, un mode de calcul, pour avoir “le bon prix” sans léser personne ou bien est-ce purement et simplement une question d’offre et de demande ?
    Je pense que nous ne sommes pas les seuls a se poser cette bête question : comment fixer un prix pour une prestations de musique ?

    1. Merci pour ce partage et cette réflexion HYPER intéressante !

      Merci d’illustrer mon propos : Il y a le cadre juridique ET la réalité des pratiques.

      Le Droit n’arrive pas à définir clairement et de façon définitive la frontière entre “professionnel” et “amateur” : pour la simple et bonne raison, selon moi, que dans la réalité il n’y en a pas.

      Alors oui il y a bien des règles juridiques établies, par exemple : un amateur ne peut pas être payé.

      Du coup, tu me dis que vous êtes amateurs et après tu me dis que vous êtes payés => or, ce n’est pas possible… juridiquement.
      Mais dans la vie, ça existe.
      Que faire ?
      C’est pas simple et si je pouvais y répondre en 5 lignes en commentaires d’un article, je serais bien chanceuse :))

      En tout cas, la question du montant de la rémunération ne se pose pas uniquement pour ce statut hybride de musicien “semi-pro” mais dans n’importe quelle profession : avocat, graphiste, vidéaste, coach, thérapeute, etc.
      J’ai l’impression que toutes ces métiers sont plus ou moins confrontés aux considérations dont tu as parlées : concurrence déloyale, ne pas se vendre au rabais, ne voler personne, ne pas se faire griller, etc.

      Pour finir, ce que j’observe souvent dans les témoignages et les questions qu’on me pose, c’est que les tensions ne viennent pas forcément d’une difficulté à établir un tarif, mais l’inconfort vient de cette “incohérence” entre le fait de se dire AMATEUR et d’exiger une RÉMUNÉRATION. Ça ne va pas ensemble. Donc c’est comme si on essaye de coller le ‘plus’ d’un aimant avec un ‘moins’, ça marche pas.

      En plus, je crois que cette tension est alimentée par une confusion :

      – On associe amateur à un certain un niveau technique de connaissances, de compétences : or, ce n’est pas forcément le cas (je peux être un musicien amateur avec une technique de fou, simplement mon “statut juridique” est amateur = je ne demande pas de rémunération)

      – On associe professionnel à un certain niveau de revenus et de rémunération : or, ce n’est pas forcément le cas (je peux être un musicien professionnel, parce que j’ai décidé que lorsque je vais jouer je me ferais rémunérer = même si je fais 2 concerts par an et que je suis payé 50€, je suis pro).

      Bref, je sais que je n’ai pas répondu à ta question,
      mais j’espère que ces quelques éléments nous permettront de poursuivre nos réflexions !

      1. Bonjour, merci pour vos supers infos.
        J’ai un exemple que je vois régulièrement :
        Des groupes composés de 13 à 15 musiciens qui vont jouer dans des lieux commerciaux ou publics (bar, soirée organisées…) 2 musiciens sont payés et le reste non.
        Je pense que c’est un cas de concurrence déloyale et une mauvaise volonté du tenancier de l’établissement qui va réaliser un chiffre d’affaires…
        Je suis exspéré au point de laisser tomber la musique…

        1. Salut Nico,
          Oui je comprends, ça peut être très difficile pour les musiciens d’orchestre semi-pro / semi-amateurs…
          Je comprends aussi que le tarif peut être décourageant pour les organisateurs. S’il gagne 1500 euros la soirée et que l’orchestre va lui coûter 1500 euros, c’est pas possible. Mais si en face… les musiciens acceptent de jouer gratuitement… ? est-ce vraiment de la mauvaise volonté de la part du patron de bar qui essaie de faire tourner son affaire aussi…

          Si sur 15 musiciens, les 13 non payés refusent de jouer, cette situation ne se produirait pas. Et les organisateurs comprendraient ENFIN que si t’as pas de thunes => tu ne fais PAS venir un orchestre de 15 musiciens. C’est tout.
          (C’est tout mais je sais que c’est pas “tout”… je connais les raisons qui font qu’on accepte malgré tout… Je dis “on” parce que ce n’est pas que pour les musiciens… les juristes diplômés, expérimentés, qui acceptent des (faux) “stages” payés 400€ parce qu’ils sont passionnés de musique… )

          Je crois que les responsabilités sont toujours partagées.

          En tout cas je comprends ton énorme frustration, j’espère que tu la surmonteras et que tu trouveras une façon de faire de la Musique qui te convienne mieux. 🌈

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