Peut-on copier le style vocal d’un artiste ?

Est-ce qu'un "style vocal" est protégé par les droits d'auteur ? Autrement dit, est-ce qu'on peut être propriétaire d'une façon de chanter ?
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Bienvenue à toi
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Je suis Jennifer ESKIDJIAN
Juriste ~ Formatrice en Droit de la Musique
Fondatrice du site à ContreTemps

Comme je reçois souvent des questions intéressantes par mail, je me suis dit que ça pourrait être utile que les réponses soient partagées.

Voici donc une nouvelle série d’articles dans un format “Questions/Réponses“.

N’hésitez pas à me dire dans les commentaires si ça vous plait ou pas.

Ou de cliquer sur le 💛 à la fin de l’article.

 

 

Tu peux retrouver l’article en version audio :

02:30 – Ce que protègent les droits d’auteur
03:05 – L’originalité
04:35 – La loi ne protège pas les idées
06:25 – La loi protège des créations ou des signes distinctifs concrets
08:36 – Du côté des droits voisins : Style vocal ou interprétation
10:20 – L’intention de copier

 

 

Aujourd’hui, je réponds un peu plus longuement que d’habitude à une question de Koffi. Il m’écrit :

Un artiste (A) qui a une manière particulière d’utiliser sa voix peut-il juridiquement poursuivre un autre artiste (B) qui imite tellement bien sa voix que l’on peut penser qu’il s’agit de l’artiste A ?

 

J’aime beaucoup cette question.

Elle nous fait plonger dans le cœur du droit de la propriété intellectuelle.

En essayant de répondre à cette question, je me suis rendue compte qu’elle était plus complexe que ce que je croyais. Il y a des nuances et des subtilités qu’il ne faut pas négliger ; ce qui peut être tentant quand on veut absolument que la réponse nous arrange, n’est-ce pas ?

Donc comme souvent, je vais plutôt partager des éléments de réponse pour que vous puissiez comprendre mon raisonnement. Et pourquoi pas élaborer le vôtre.

Bien sûr, je le répète, si vous vous posez cette question dans un contexte où il y a d’importants enjeux économiques, juridiques, stratégiques, ne vous contentez pas de cet article ou de quelques lignes lues sur un forum : consultez impérativement un avocat spécialisé (et si vous n’en connaissez pas, écrivez-moi, je vous en recommanderais).

 

Ceci étant dit, allons-y.

Koffi se demande si l’artiste (A) peut “juridiquement poursuivre” l’artiste (B) qui a imité son style vocal. Mais pour qu’il puisse juridiquement le poursuivre, il faut que l’artiste (B) ait commis une faute. On est d’accord ?

Donc quel serait cette faute ?

Copier le style vocal de (A) ?

Pas exactement.

Je dirais plutôt :

Copier le style vocal de (A)… ALORS QUE son style vocal serait PROTÉGÉ PAR LA LOI.

Tu vois la différence ?

Donc la question va être :

Est-ce qu’un style vocal est protégé par la loi ?

Autrement dit, est-ce qu’un style vocal peut appartenir à quelqu’un ?
Parce que c’est de ça qu’il s’agit.
D’un droit de propriété.

Est-ce qu’on peut être propriétaire d’un “style vocal” ?

Comprendre ce que protègent les droits d’auteur (et les droits voisins).

Les droits d’auteur protègent ce qu’on appelle une “oeuvre de l’esprit“, et pour cela il faut qu’elle soit “originale“.

Dès qu’on est en présence d’une “oeuvre de l’esprit originale” : elle peut devenir la propriété de son créateur. Et à ce titre, être protégée contre le vol. Tout simplement.

On va faire un point rapide sur ces 2 notions : l’oeuvre de l’esprit et l’originalité.

L’originalité n’est pas ce que tu crois

D’abord, une précision : originale, juridiquement, ça n’a rien à avoir avec se mettre une plume dans le derrière et se teindre les cheveux en vert.

Originale veut dire : je ne peux pas protéger… un mot du dictionnaire par exemple !

Personne ne peut s’approprier le mot Soleil, le mot Amour, l’expression “Salut tu vas bien”. Ce ne sont pas des œuvres originales.

L’œuvre originale doit émerger d’un vrai processus de création. On doit voir la patte, la personnalité, l’empreinte du créateur, du parolier, du compositeur, du chorégraphe…

Il faut qu’il y ait un critère d’originalité qui distingue cette création d’une autre.

Donc on pourrait penser qu’un style vocal est original. Parce que – je ne connais pas bien le vocabulaire de la “voix” – mais le style vocal serait comme l’expression personnelle de la voix d’une personne, son timbre vocal, son phrasé singulier, la mélodie particulière de sa voix.

En somme, une “façon de chanter”. Comme il existe une façon de parler ou une façon de marcher.

Mais pour autant, est-ce qu’une façon de chanter, un style vocal est une “œuvre de l’esprit” ?

Je ne crois pas.

Je m’explique.

La loi ne protège pas les idées

Dans le système des droits d’auteur, tu ne peux pas protéger une idée ou un concept. Parce qu’on estime qu’une idée ne peut appartenir à personne à ce stade.

Mais dès que tu as mis en forme cette idée, alors elle devient chanson écrite, enregistrement, costume, peinture, architecture, poésie… ALORS seulement, tu peux protéger ta mise en forme personnelle de l’idée.

L’idée devient une œuvre.

Sortie de l’esprit, elle se matérialise en une création.

Et c’est cette œuvre, cette création qui devient ta propriété.

Et nos lois protègent la propriété pour que personne ne vienne utiliser ce qui est à toi sans ton accord (que ce soit ta musique ou ton vélo, c’est pareil).

Or, à mon sens, le style vocal en tant que tel ne répond PAS à cette définition.

Ce n’est pas une création. Ce n’est pas la matérialisation d’un processus créatif.

Le “style”, c’est beaucoup trop général. Ce n’est pas assez identifiable pour pouvoir être protégé.

C’est comme le “look” dans la mode. Un look, un style vestimentaire, ça n’appartient à personne. 

Par contre, le système des droits d’auteur va protéger un modèle de vêtement précis. Il va protéger la création d’une œuvre originale d’un styliste. Ce qui veut dire que sans son autorisation personne n’aura le droit de faire fabriquer ce modèle-là (de jean, de robe, de motifs, de t-shirts, etc.).

Mais tout le monde peut s’habiller tout en noir et couper ses cheveux en carré pour copier Chanel. Tout le monde peut imiter son style.

Mais personne n’a le droit de s’appeler comme ça. Et surtout personne n’a le droit de commercialiser les mêmes vêtements. Sinon, c’est ce qu’on appelle de la contrefaçon. Du vol, quoi.

Man Ray, Granger/REX/Shutterstock

La loi protège des créations ou des signes distinctifs concrets

Par contre, pour revenir à la musique, même si l’artiste ne peut pas protéger sa façon de chanter, il peut néanmoins protéger n’importe quel élément visuel ou sonore CONCRET qui constituerait un signe distinctif, une marque reconnaissable.

✦  Par exemple, l’artiste peut protéger un pas de danse spécifique (c’est possible car les chorégraphies sont protégées au titre du droit d’auteur),

  ou un costume particulier réalisé sur-mesure (pas un costume-cravate, parce qu’il y a toujours ce même critère de l’originalité à respecter).

✦  N’oublions pas que l’image de l’artiste est aussi protégée par la loi. Par exemple, je n’ai pas le droit de vendre des affiches ou des photos d’un artiste sans son autorisation.

  Une pochette de disque est également un élément qui est protégé par le système des droits d’auteur.

✦  Bien entendu, élément distinctif des plus importants : le nom de l’artiste. Comme je disais juste avant, tu ne peux pas utiliser le nom de Chanel pour créer une marque de vêtements. De la même manière, tu ne peux pas utiliser le nom d’un artiste pour t’appeler pareil. Tu peux lire à ce propos une série d’articles consacrés à ce sujet : Pourquoi et Comment protéger son Nom de Scène ?

  Et puis, je rappelle que la musique, elle, est DÉJÀ protégée. Les paroles et la composition de la musique sont protégées par le droit d’auteur. Que l’œuvre soit déposée ou non à l’INPI ou à la SACEM n’y change rien. L’œuvre musicale est protégée au moment même où elle est créée. Pour plus d’info, je te renvoie vers cet article : Protéger sa Musique.

un clip aussi, c’est une création audiovisuelle que tu ne peux pas copier ou utiliser sans autorisation.

 

Donc on voit qu’en allant chercher du côté des droits d’auteur ou du droit des marques (je ne rentre pas dans le détail), il y a des éléments que l’artiste peut faire protéger – sa musique, son nom, son image… – mais il ne peut pas protéger son style vocal.

Mais qu’en est-il du côté des droits voisins ?

Style vocal ou interprétation ?

Et pour ce qui est des droits voisins, donc pour les artistes-interprètes, c’est l’enregistrement de leur interprétation qui est protégé.

Si tu ne vois plus bien ce qu’est la différence entre droits d’auteur et droits voisins, je te renvoie vers cet article : les droits des artistes-interprètes

Donc à partir du moment où l’artiste (A) chante sur scène ou qu’il enregistre un album ou un clip : personne ne peut utiliser l’enregistrement de sa prestation sans son autorisation.

On est d’accord avec ça ?

Tu ne peux PAS sampler la voix d’une chanteuse sans son autorisation, c’est interdit. Parce que l’enregistrement de sa voix est protégé par la loi.

Tu ne peux PAS filmer un danseur, un musicien ou un chanteur sur scène et diffuser la vidéo sans leur autorisation (non, ce n’est pas permis, je te confirme). Parce que l’enregistrement de leur prestation, donc de leur interprétation (danse, chant, musique…) est protégé par la loi.

Or, le style vocal, ce n’est PAS l’interprétation. Ce n’est pas une prestation spécifique.

 

 

En conclusion, ni les droits d’auteur ni les droits voisins ne peuvent protéger un “style vocal”.

Ce qui veut dire que copier un style vocal, imiter une façon de chanter n’est pas juridiquement considéré comme une faute.

Il y a pleins d’artistes qui chantent ou essaient de chanter comme Edith Piaf ou Ella Fitzgerald ou que sais-je encore.

Ce n’est pas un problème (à part parfois pour nos nerfs).

 

Par contre, ATTENTION à une chose importante.

L’intention de copier

En Droit français et devant les Tribunaux, il y a une notion qui est très importante, c’est la notion d’intention.
Avec quelle intention on fait les choses.

Si tu agis par maladresse, mégarde, inattention ou si c’est par ruse ou malveillance, les conséquences juridiques ne sont parfois pas les mêmes.

Donc, pour répondre à la question de Koffi, je dirais que :

Non, l’artiste (B) qui a un style vocal similaire à l’artiste (A) ne court pas grand risque. MAIS attention : selon moi, ça va aussi dépendre de l’intention de l’artiste (B).

Y-a-t-il volonté délibérée d’imiter et de copier la voix de quelqu’un d’autre POUR qu’il y ait confusion ? Pour que les gens cliquent sur sa vidéo plutôt que sur la vidéo originale de l’artiste (A) ? Pour qu’ils se trompent en achetant son album plutôt que l’autre ?

C’est surtout ça qu’on va regarder juridiquement.

Il se peut que ça soit une ressemblance fortuite, un hasard. Et ça c’est ok.

Il se peut aussi que ça soit dans une intention humoristique : et là, c’est ok aussi. Parce qu’en France, il existe ce qu’on appelle une exception de parodie. Mais c’est pas trop le sujet ici.

En revanche, imaginons que l’artiste (A) sait qu’un autre chanteur copie son style, pas seulement vocal d’ailleurs, mais aussi vestimentaire par exemple, qu’il copie aussi son graphisme (avec des pochettes d’album qui se ressemblent beaucoup), que la sonorité des deux noms de scène se ressemblent, etc.

Bref, si l’artiste (A) soupçonne qu’un autre chanteur entretient volontairement la confusion, il se peut qu’il puisse intenter une action contre celui qui vient le “parasiter” en quelque sorte. Je ne peux pas l’affirmer avec certitude parce que ça dépend de beaucoup d’autres éléments, mais c’est un risque auquel je conseille de faire attention. La difficulté pour l’artiste (A) sera de trouver les bons arguments juridiques et de prouver l’intention malveillante. Mais ça, ça sera le travail de ses (bons) avocats 😉

 

 

Voilà, c’était une réponse un peu longue.

Mais elle m’a servi un peu de prétexte aussi pour parler de certaines notions fondamentales du droit de la propriété intellectuelle.

Si tu as des questions, des observations, des choses qui ne sont pas claires : n’hésite pas à laisser un commentaire sous l’article 👇

Pour aller plus loin : à la Source

Je cite rarement de textes de loi, tu l’auras remarqué. Mais parfois c’est nécessaire.

Et là, ça peut être intéressant de jeter un coup d’oeil sur ce que dit vraiment la loi.

Parce que la source fiable et sûre de l’information elle est là.

Ne te focalise pas sur les termes que tu ne comprends pas. Ne fais pas attention à la formulation parfois bizarre. Essaie de capter le sens, l’esprit. Tu verras que c’est assez simple finalement.

En tout cas beaucoup moins obscure ou nébuleux qu’on le croit.

Tu trouveras les textes du code de la propriété intellectuelle ici sur le site de Légifrance

Voici un medley de quelques extraits des premiers articles :

«  L’auteur d’une oeuvre de l’esprit jouit sur cette oeuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. »

[…]

« L’oeuvre est réputée créée, indépendamment de toute divulgation publique, du seul fait de la réalisation, même inachevée, de la conception de l’auteur. »

[…]

« Les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les oeuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination. »

Intéressant aussi l’article 112-2 du CPI :

« Sont considérés notamment comme oeuvres de l’esprit au sens du présent code :

Les livres, brochures et autres écrits littéraires, artistiques et scientifiques ;

Les conférences, allocutions, sermons, plaidoiries et autres oeuvres de même nature ;

Les oeuvres dramatiques ou dramatico-musicales ;

Les oeuvres chorégraphiques, les numéros et tours de cirque, les pantomimes, dont la mise en oeuvre est fixée par écrit ou autrement ;

Les compositions musicales avec ou sans paroles ;

Les oeuvres cinématographiques et autres oeuvres consistant dans des séquences animées d’images, sonorisées ou non, dénommées ensemble oeuvres audiovisuelles ;

Les oeuvres de dessin, de peinture, d’architecture, de sculpture, de gravure, de lithographie ;

Les oeuvres graphiques et typographiques ;

Les oeuvres photographiques et celles réalisées à l’aide de techniques analogues à la photographie ;

10° Les oeuvres des arts appliqués ;

11° Les illustrations, les cartes géographiques ;

12° Les plans, croquis et ouvrages plastiques relatifs à la géographie, à la topographie, à l’architecture et aux sciences ;

13° Les logiciels, y compris le matériel de conception préparatoire ;

14° Les créations des industries saisonnières de l’habillement et de la parure. Sont réputées industries saisonnières de l’habillement et de la parure les industries qui, en raison des exigences de la mode, renouvellent fréquemment la forme de leurs produits, et notamment la couture, la fourrure, la lingerie, la broderie, la mode, la chaussure, la ganterie, la maroquinerie, la fabrique de tissus de haute nouveauté ou spéciaux à la haute couture, les productions des paruriers et des bottiers et les fabriques de tissus d’ameublement. »

Et aussi, dans les articles suivants, on peut lire :

« Les auteurs de traductions, d’adaptations, transformations ou arrangements des oeuvres de l’esprit jouissent de la protection instituée par le présent code sans préjudice des droits de l’auteur de l’oeuvre originale. Il en est de même des auteurs d’anthologies ou de recueils d’oeuvres ou de données diverses, tels que les bases de données, qui, par le choix ou la disposition des matières, constituent des créations intellectuelles. »

[…]

« Le titre d’une oeuvre de l’esprit, dès lors qu’il présente un caractère original, est protégé comme l’oeuvre elle-même. »

[…]

« La qualité d’auteur appartient, sauf preuve contraire, à celui ou à ceux sous le nom de qui l’oeuvre est divulguée. »

 

Sur le site Légifrance, tu trouveras :

Pour aller plus loin : et se former

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Article rédigé par Jennifer ESKIDJIAN
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